Des étudiants de l’école d’audiovisuel dirigée par l’Asociación Campesina de Antioquia (ACA), partenaire de Développement et Paix, ont filmé cette veillée à la bougie pour les victimes de la violence qui a eu lieu à Argelia, en Colombie, le 4 mai 2021. L’ACA rapporte que malgré « tant de violence, de souffrance et de mort inutiles », il y a aussi « beaucoup de joie, de créativité et d’espoir dans les rues ».
En 1990, le documentaire en langue espagnole Rodrigo D : No Futuro mettait en lumière la réalité encore peu connue et largement ignorée de mon pays natal, la Colombie. On y suivait la vie de Rodrigo et de ses amis qui, nés dans une extrême pauvreté et sans véritable possibilité d’améliorer leur sort, glissaient vers une criminalité qui ne leur promettait que de mourir jeunes et de manière violente.
C’était l’époque des guerres entre cartels de drogue à Medellín et à Cali, des luttes contre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) et d’autres guérillas, et de la campagne brutale de répression – la « danse rouge » – où les forces gouvernementales finirent par tuer quelque 11 000 activistes du parti de l’Union patriotique (Unión Patriótica), une plate-forme politique rebelle de gauche, issue du long processus de paix des années 1980.
Aujourd’hui, près de 30 ans plus tard, c’est une nouvelle génération de « Rodrigos » qui se retrouve dans les rues de Colombie. Leur action commence à être connue sous le slogan « parando para avanza » (s’arrêter pour pouvoir avancer). Ils risquent véritablement leurs vies en organisant cette grande action de freinage, soit une grève générale à travers la nation colombienne, dans l’espoir de faire avancer leur pays.
Un État répressif
Depuis que les manifestations ont commencé le 28 avril, les représailles gouvernementales ont fait plus de 800 blessés et tué plus de 40 personnes. Le nombre de morts dépasse même celui des manifestations de 2019 au Chili qui, dans l’imaginaire régional, symbolisaient à la fois le réveil populaire et la répression autoritaire.
Les manifestants veulent changer la Colombie dont ils ont hérité, un pays où, comme Rodrigo, ils n’ont pas droit à la dignité ni à l’espoir d’un avenir meilleur. Leur engagement est extrêmement courageux puisqu’ils ont grandi dans un environnement où toute manifestation était stigmatisée, jugée comme un acte de trahison et criminalisée. La Constitution définit la Colombie comme « un État social, un État de droit » (Article 1) qui reconnaît « les droits inaliénables des personnes » (Article 5). Dans les faits, cependant, depuis des décennies, les gouvernements successifs ont érigé des barrières systémiques entre les personnes et leurs droits.
Un schéma de protestations et de persécutions
Prenons par exemple le droit à l’éducation. Parmi le quintile (20%) des individus les plus pauvres en Colombie, seulement 9 % étaient inscrits aux études supérieures en 2016, un taux qui s’élevait pourtant à 53 % dans le quintile le plus riche1. Cette disparité a été l’un des premiers enjeux des manifestations qui ont débuté dans les universités partout au pays en novembre 2019. Ces étudiantes et étudiants manifestant sont les protagonistes d’un mouvement contemporain dont l’instrument politique le plus puissant est la contestation sociale, qu’ils ont fait ressortir de la marge où l’État l’avait reléguée comme étant obsolète, criminelle et dangereuse.
Les abus policiers, déjà endémiques dans le pays, ont encore augmenté en réponse aux manifestations de 2019. Les médias ont rapporté que trois personnes avaient été tuées, plus de 250 blessées, et près de 100 personnes arrêtées. Le meurtre d’un étudiant de 19 ans, Dilan Cruz, a fait les manchettes partout dans le monde à cette époque. Cela avait rappelé aux Colombiens et aux Colombiennes ces autres jeunes comme Yuri Nicolas Neira (15 ans), Jhonny Silva Aranguren, Oscar Leonardo Salas et Luis Orlando Saiz, tués lors de manifestations précédentes, et dont les meurtres demeurent toujours impunis.
En 2020, un autre jeune, Javier Ordóñez, a été tué alors qu’il était détenu par la police nationale à Bogotá. Sa mort a déclenché une autre série de manifestations où, comme on pouvait malheureusement s’y attendre, neuf autres personnes ont été tuées.
Clairement, la répression violente que nous pouvons observer actuellement en Colombie suit un schéma bien connu. Il n’est pas nouveau que la police tue des manifestants. Il n’est pas nouveau qu’ils tirent avec des balles de caoutchouc dans les yeux des citoyennes et citoyens. Il n’est pas nouveau qu’ils torturent et violent des détenus ou qu’ils les fassent simplement disparaître.
Conçue en forme d’un tableau oculaire, cette affiche de protestation dit : « En Colombie, ils nous arrachent les yeux parce que nous les avons ouverts ». Elle fait référence à des cas rapportés de tirs de balles en caoutchouc sur les yeux des manifestants.
Les causes de la colère actuelle
Seulement un an après son élection en août 2018, le président de la Colombie, Iván Duque, avait déjà un taux de désapprobation de 69 %. En novembre 2019, un raid de l’armée dans un repaire présumé de criminels de la région de Caquetá avait causé la mort de huit enfants. La révélation que le gouvernement tentait de dissimuler cet incident a coûté son poste au ministre de la Défense, Guillermo Botero, et entaché davantage la crédibilité du président.
Puis la pandémie est arrivée en 2020, augmentant rapidement l’appauvrissement de la population ainsi que les inégalités. Cela a alimenté plusieurs manifestations spontanées contre le gouvernement Duque.
En avril 2021, l’annonce par le gouvernement de « réformes » fiscales ainsi que dans le secteur de la santé a constitué ce que Monseigneur Darío Monsalve, archevêque de Cali, a qualifié « d’étincelle qui a mis le feu au pays ». Les mesures proposées élargissaient la base d’imposition, augmentaient le fardeau fiscal des gens ainsi que les prix de produits et services essentiels, et réduisaient l’accès au système de santé publique.
Percevant à juste titre que les réformes proposées par le président Duque allaient complètement à l’encontre de leurs intérêts, les Colombiens et les Colombiennes ont réussi à les faire invalider grâce à des grèves et des manifestations dans tout le pays.
Une lutte qui se poursuit
La population colombienne a encore des questions à explorer et naviguer, possiblement dans le cadre d’un dialogue national. Ses préoccupations et ses requêtes concernent la non-privatisation des pensions, le maintien du système de santé publique, le respect des accords de paix de 2016 avec les FARC, l’éducation gratuite, universelle et de qualité, le droit au travail, et la réforme de la police nationale, qui est actuellement une force militaire et non une force civile.
Il faut ajouter à cela l’inquiétude largement partagée que les élections, prévues pour l’an prochain, amèneront une montée de l’extrême droite. Plusieurs personnes craignent que le nouveau gouvernement ne sorte du même moule que celui du président Alvaro Uribe qui, entre 2002 et 2010, a fini par être perçu comme fasciste, répressif et corrompu par ses liens avec le trafic de drogue.
Voilà pourquoi les « enfants de Rodrigo » sont dans les rues. Leur contestation à durée indéterminée finit par réunir une majorité de gens – étudiants, peuples autochtones, enseignants, syndicalistes et artistes — dans un exercice démocratique sans précédent. Ils veulent mettre fin à cette spirale de violence où les Colombiennes et Colombiens se tuent entre eux depuis 80 ans. Ils veulent un avenir.
Encore une fois dans mon pays, la vie refuse de se laisser intimider ou ignorer. Elle danse, elle chante et elle pleure dans les rues.
1) OCDE. “Tertiary education in Colombia”, in Education in Colombia, OECD Publishing. Paris. 2016. https://doi.org/10.1787/9789264250604-8-en.