Depuis près de deux semaines maintenant, le peuple haïtien crie sa colère dans les rues de Port-au-Prince envers un gouvernement qu’il accuse d’être corrompu et d’avoir entre autres détourné des millions de dollars du programme Petro Caribe – un programme d’aide que le Venezuela a signé avec Haïti et plusieurs pays des Caraïbes. Les manifestations, qui jusqu’ici ont entraîné la mort de sept personnes, ont également paralysé le pays par la fermeture des principales routes.
Chenet Jean-Baptiste, directeur de l’Institut de technologie et d’animation (ITECA), un partenaire de Développement et Paix – Caritas Canada en Haïti, nous décrit dans cette lettre la situation que traverse le pays.
Chers Amis-es et partenaires,
L’aggravation de la crise sociopolitique dans le pays est montée d’un cran. Depuis le jeudi 7 février 2019, le pays est totalement bloqué. Toutes les activités – économiques, commerciales, scolaires, transports publics ou autres – sont paralysées. Les hôpitaux ne sont pas approvisionnés. Des pénuries de toute sorte – eau courante et potable, essence, produits alimentaires… – se manifestent dans les grands centres urbains. Les produits agricoles ne peuvent être acheminés dans les marchés régionaux et nationaux. Les entreprises agricoles et industrielles sont dans l’impossibilité de s’approvisionner en intrants et d’écouler leur production.
Les manifestations et agitations sociopolitiques qui se poursuivent aujourd’hui encore un peu partout à travers le pays ont déjà causé des dizaines de morts et de blessés par balle, ainsi que d’importants dégâts matériels. L’économie du pays déjà exsangue en sortira encore plus affaiblie. Aucun signe d’apaisement n’est perceptible dans l’immédiat à l’horizon. Des efforts de facilitation et de médiation ne manquent pas. La dernière tentative à date est celle conjointement lancée par les Églises Catholique, Épiscopale et Protestante (voir note jointe). Il n’y a pas d’assurance que le cri d’alarme patriotique lancé retienne l’attention des protagonistes.
Nous anticipons sur le fait que l’actuelle situation de crise s’étendra sur un temps long. Parce que même si une issue positive est trouvée aux mobilisations visant le renversement du Gouvernement, l’incertitude persistera sous des formes multiples. Et l’inquiétude la plus manifeste renvoie à l’aggravation des conditions économiques et sociales d’une population déjà soumise à des privations de toute sorte. Il convient de rappeler que la plus grande campagne agricole du pays se prépare au cours des mois de février et mars. La détermination des manifestants à maintenir le blocage des axes routiers et des activités jusqu’à l’atteinte de leurs objectifs parait inébranlable.
C’est donc pour la première fois depuis 1986 que le pays vit une crise sociopolitique d’une telle ampleur. Et elle se déroule dans une indifférence relative des grands médias internationaux et semble prendre de court les puissances tutrices regroupées au sein du Core Group.
L’ITECA, à l’exemple de toutes les organisations sociales haïtiennes, subit de plein fouet les retombées de la crise. Le soutien et l’accompagnement régulier que nous délivrons aux communautés paysannes est paralysé. AGRISOL, l’entreprise sociale solidaire de petites agricultrices et petits agriculteurs que sous soutenons, subira des pertes sèches tant au niveau du cheptel que de la production. Et nous sommes dans l’incapacité de prévoir dans l’immédiat un nouvel agencement de notre programmation. Puisque la poursuite de la situation de blocage entraînant la fermeture de nos bureaux est déjà annoncée pour une nouvelle semaine.
Nous sommes à la fois soulagés et inquiets. Notre soulagement vient du fait que le réveil des citoyennes et citoyens pour exprimer leur ras-le-bol est massif et d’envergure nationale. Les mobilisations sociales sont portées principalement par des jeunes achevant presque d’imposer l’exigence de changement social comme un impératif. Toutefois, nous gardons une vigilance plus qu’inquiétante. D’une part, l’exaspération extrême de la population s’exprime dans un contexte de vide institutionnel quasi-total avec un mouvement social considérablement affaibli au cours des 15 dernières années. D’autre part, le spectre d’une crise humanitaire résultant de l’aggravation de la misère et de la précarité nutritionnelle est bien réel. Il faut tout faire pour qu’il s’en éloigne.
L’ITECA – dès que la situation le permettra – établira avec les associations paysannes un bilan ainsi qu’une évaluation de nouveaux enjeux résultant de la situation nouvelle. Il sera également question d’envisager des ajustements éventuels à notre stratégie d’accompagnement.
Nous remercions toutes celles et tous ceux qui ont bien voulu avoir de nos nouvelles et qui nous ont fait part de leur solidarité. Les membres de nos différentes équipes bloquées sur le terrain ont pu regagner leurs familles. L’épreuve a été particulièrement stressante pour les 40 paysans-nes en formation à Gressier, au sud-ouest de Port-au-Prince, qui ont pu rejoindre Gros-Morne dans le nord-est du pays, sous des jets de pierres et en bravant des barricades.
Solidairement vôtre,
Chenet
Institut de Technologie et d’Animation
ITECA